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mardi, novembre 21, 2006

Être une femme au Mali

Récemment, je discutais avec notre gardien David, qui me disait avoir entendu une femme crier en pleine rue, vers les 4h du matin. Plusieurs personnes qui se rendaient alors à la mosquée pour la première prière du matin sont allées voir un peu ce qui se passait. Mais le mari de la dame l’a rapidement attrapée par le bras et l’a tirée jusque dans la maison. David ne savait pas exactement ce qui s’était passé, mais il m’a dit qu’il allait se renseigner et m’en donner des nouvelles.

Le lendemain, je m'amusais un peu avec M. Sissoko en discutant des différentes clauses d’un soi-disant “contrat de mariage” :

M. Sissoko : Mariam, tu aimes le Nescafé ?! À partir de maintenant, je t’interdis de boire le Nescafé !
Moi : Ah ! bon, pourquoi ?
M. Sissoko : Parce que je n’aime pas le Nescafé.
Moi : Mais vous, vous fumez, alors que moi, je n’aime pas la cigarette !
M. Sissoko : Ah, mais ça, ce n’est pas pareil.
Moi : Bien sûr que c’est pareil ! Tiens : pour chaque cigarette que vous fumez, moi, j’ai droit à un Nescafé.
M. Sissoko : C’est bon, marché conclu. Maintenant, Mariam, dis-moi, tu travailles de quelle heure à quelle heure ?
Moi : Je commence à 8h30 et je termine à 17h
M. Sissoko : Très bien. Alors désormais, tu n’auras le droit de quitter la maison qu’à partir de 8h, et tu devras être rentrée tous les soirs à 17h30.
Moi : Ah, bien déjà, là, il y a un problème : je mets une heure pour me rendre au travail, et un peu plus pour en revenir. Et ça, c’est quand mon patron me laisse partir à 17h ! Trop souvent, il me dit “Johanne (mon patron m’appelle Johanne et non Mariam), viens ici un peu” alors qu’il est 17h pile.
M. Sissoko : Bon, déjà, on va mettre une chose au claire : ton patron doit désormais t’appeler Mariam, tu lui diras que c’est ton mari qui l’exige.
Moi : Bon, ça, ça peut se négocier. Mais pour ce qui est de m’imposer des heures de sortie, ah ! bin là, vraiment ! Moi, je suis pour la liberté !
Un voisin joueur de basket passé par là par hasard : Ah, mais trop de liberté, c’est pas bon, hein !
Moi : Comment ça, c’est pas bon ? Oooh, M. Sissoko, ce sera pas facile, hein ?! Au Canada, les femmes, elles sont trop habituées à la liberté !

La conversation a ensuite bifurqué vers un autre sujet, mais ce que j’ai dit n’est pas entré dans des oreilles de sourds. Le lendemain, je me suis informée auprès de David pour savoir s’il avait su finalement ce qui s’était passé avec la dame qu’il avait entendue crier dans la nuit. Bien que plusieurs voisins s’étaient approchés pour voir ce qui se passait, David n’a jamais pu savoir ce qui s’était réellement passé.

“C’est probablement, m’a dit David, que le mari était en train de battre sa femme. En ville, c’est un peu tabou, maintenant, de battre sa femme. En campagne, ça se fait ouvertement, dans la rue même, mais en ville, c’est de plus en plus gardé caché.
-Eh! bin, que je lui ai répondu, si la femme est sortie en criant comme ça dans la rue, c’est probablement qu’il frappait très fort! En tous cas, tu sais David que si un homme bat ainsi sa femme, au Canada, elle peut appeler la police et c’est sûr que le monsieur, on va l’emmener au poste?!”

Eh ! bien non, David ne savait pas ça, et ça l’a bien étonné. Et c’est là-dessus qu’il m’a répété ce que j’avais dit plus tôt à M. Sissoko : “Tsé, quand tu disais que les canadiennes sont trop habituées à la liberté… Ah, moi, vraiment, je pense que les femmes canadiennes, elles sont trop libres, hein…” En effet, dans la tête de certains hommes au Mali, la femme est comme un enfant, vulnérable, faible, naïve, fragile, et il est normal de l’éduquer. Comme il est normal de frapper un enfant, il est aussi normal de frapper une femme.

Paradoxalement, et c’est ce qui fait que j’ai du mal à me situer par rapport à tout ça, on voue ici un respect immense à la femme. Quand des voisins m’ont sorti l’histoire d’Adam et Ève (Adama et Awa, comme on les appelle ici), je les ai tout de suite arrêtés en expliquant que, pour ma part, j’avais beaucoup de difficultés avec cette histoire. D’abord parce qu’elle laisse croire que la femme n’est qu’un tout petit bout d’homme (Ève n'aurait-elle pas été créée à partir d’une côte d’Adam ?). Ensuite parce qu’elle laisse croire que la femme est fragile, vulnérable et faible, puisque c’est elle qui a succombé à la tentation en croquant dans la pomme offerte par le diable. Parce qu'au bout du compte, c’est à cause d’elle qu’il y a le mal sur terre.

À mes arguments, mes voisins ont répondu que “Non… Non, non, non, ce n’est pas vrai, la femme est forte, très forte, nous sommes tous nés d’une femme. Sans la femme, Adama, il serait rien... Nous respectons trop la femme ici, pour une dose de respect pour l'homme, nous en avons 3 pour la femme. Et quand la maman parle, ici, tout le monde écoute !” Et franchement, j’a pu constater de mes propres yeux que, au sein d’une famille, derrière les murs des maisons, les femmes ont effectivement un grand pouvoir. J’ai vu de mes propres yeux une maman approcher son grand garçon d’une trentaine d’années et le gronder comme si elle s’était adressée à un petit enfant. Et j’ai vu le grand garçon d’une trentaine d’années réagir, effectivement, comme s’il était redevenu, soudainement, un petit garçon.

Mais alors, comment expliquer qu’on continue ici de battre les femmes sans remords, comme si c’était un devoir ? Comment expliquer qu’on impose parfois des heures de sortie et de rentrée aux femmes ? Comment expliquer qu’on enferme ainsi les femmes dans des réglements peut-être acceptables pour un enfant… mais pour une femme ? Vraiment, il me manque encore beaucoup trop d’éléments pour bien comprendre la logique de tout ça !